Pourquoi ?
L’éclairage d’un médecin de santé publique et du travail
En introduction, nous apporterons quelques définitions et quelques données de santé publique récentes. Puis nous expliquerons ce que sont les facteurs de pénibilité et ce qui se passe lorsque les personnes rencontrent des problèmes de santé au cours de leur exercice professionnel. Enfin nous montrerons pourquoi les mesures contenues dans le projet de réforme actuellement à l’étude au parlement ne peuvent qu’accentuer les inégalités sociales et de santé existantes actuellement avant de conclure sur quelques propositions
1-Quelques définitions et quelques données de santé publique :
- Quelques définitions :
Les déterminants de santé :
Ce sont l’ensemble des facteurs qui influencent l’état de santé des individus ou des populations, positivement ou négativement. Il en existe quatre grandes catégories : les déterminants biologiques, comportementaux, environnementaux et ceux liés au système de santé.
Les déterminants comportementaux et environnementaux interagissent fortement entre eux, ils sont nombreux et dépendent en plus, pour partie, les uns des autres.
Pour chaque individu, par exemple le niveau de revenu a des conséquences en matière de logement, de loisirs, d’éducation, de consommation alimentaire. Le niveau d’études est assez largement lié au type de métier exercé et de revenu.
Si l’on s’intéresse non plus aux individus mais aux groupes sociaux, ils présentent des états de santé différents selon : – leur niveau de revenu (lié au travail et/ou aux transferts sociaux), leur niveau d’éducation. En France en 2013, l’espérance de vie à 35 ans d’un diplômé de l’enseignement supérieur était de 7,5 ans de plus que celle d’un non-diplômé chez les hommes.
– la catégorie socio-professionnelle (CSP). Toujours en 2013, l’espérance de vie d’un cadre était de 6,4 ans de plus que celle d’un ouvrier.
– la possibilité d’accéder à un emploi de bonne qualité avec 2 aspects, l’exposition à des facteurs directement nuisibles à la santé (amiante, benzène, plomb, pesticides, pour n’en citer que quelques-uns), mais aussi la précarité de l’emploi
– le temps partiel subi, les menaces de licenciement, la charge de travail, le degré d’autonomie, le niveau de reconnaissance, le travail posté pour ne citer que quelques exemples des facteurs qui influent sur la santé des groupes sociaux au-delà de celle des individus. Ajoutons que la santé de l’entourage familial est également impactée.
La qualité du travail est donc un déterminant de santé puissant et les conditions de travail, un facteur contribuant aux inégalités de santé (conséquences sur le logement, la sécurité alimentaire et énergétique…)
Les indicateurs de santé :
Un indicateur de santé est une donnée quantitative qui permet de décrire, expliquer, prévoir et contrôler des situations sanitaires [1]
Il existe plusieurs indicateurs : démographiques, sanitaires (indicateurs de mortalité, de morbidité (avec espérance de vie sans incapacité de santé EVSI, d’espérance de vie en bonne santé AVBS…)), de handicap et qualité de vie, relatifs aux services de santé (équipement, activité, qualité ou performance) …
- 2 Quelques données de santé :
De façon générale, la population française, depuis qu’on observe son état de santé (1994), a un bon état de santé globalement, une mortalité essentiellement causée par les maladies cardio-vasculaires et les cancers, la persistance d’une importante mortalité prématurée masculine, avec des inégalités de santé socioéconomiques et géographiques marquées [2]
En matière d’espérance de vie à la naissance EVN (cf indicateurs ci-dessus), en 2021, les femmes ont une EVN élevée 85,4ans (3ème au niveau mondial) et les hommes français ont une EVN de 79,3 ans (dans la moyenne européenne). Lorsqu’on croise cet indicateur avec certains déterminants, on observe des disparités importantes d’EVN selon le niveau de revenus, celles-ci étant en lien avec des causes de mortalité évitables. Exemple sur la période 2012-2016, parmi les 5% des personnes les plus aisées, l’EVN des hommes était de 84,4 ans contre 71,7 ans pour les 5% plus pauvres soit 13 ans d’écart. Pour les femmes, l’écart était de 8 ans seulement.
En matière d’espérance de vie sans incapacité EVSI, en 2020, l’EVSI à 65 ans était de 12,1 ans chez les femmes et de 10, 1ans chez les Hommes [3].
En matière de conditions de travail, comme nous l’avons indiqué en parlant des déterminants de santé, les conditions de travail peuvent être à l’origine de pathologies variées : cancers, surdité, troubles musculo – squelettiques, pathologies mentales.
Rappelons que les facteurs de pénibilité retenus par le Code du travail [4] sont : les manutentions manuelles de charges, postures pénibles définies comme position forcée des articulations, vibrations mécaniques transmises au corps, exposition aux produits chimiques dangereux, activités en milieu hyperbare, températures extrêmes, bruit, travail de nuit (sous certaines conditions), travail posté, travail répétitif.
Ces expositions varient fortement selon les activités professionnelles exercées : 25% des ouvriers sont exposés au moins à 3 facteurs, contre moins de 5% des cadres et employés administratifs. Pour clore cette introduction, redisons que la sante des Français est marquée par de fortes inégalités sociales et territoriales de santé. Pour ne parler que des inégalités sociales et de santé ISS [5], le Haut conseil de santé publique (HCSP) les a bien analysées : la question des ISS n’est pas seulement le problème des populations très pauvres, exclues, précarisées mais concerne toute la structure sociale. Les déterminants de santé s’accumulent et s’enchaînent avec le rôle majeur des facteurs socioéconomiques qui aggravent les ISS au fil des années. Parallèlement l’espérance de vie (EV) s’améliorant, les groupes sociaux les moins favorisés subissent « une double peine », ils ont à la fois la durée de vie la plus courte et des incapacités importantes. Le poids des ISS se traduit par des écarts d’EV à 35 ans en faveur des cadres par rapport aux ouvriers, plus de 7ans pour les hommes et plus de 3ans pour les femmes. Et si on compare l’espérance de vie à 35 ans sur 2 périodes en tenant compte des CSP et du sexe, on obtient les chiffres suivants [6]
Années 1976-1984 | Années 2009-2013 | |
Femmes cadres | 47,5 ans | 53ans |
Femmes ouvrières | 44,4 ans | 49,8ans |
Hommes cadres | 41,7 ans | 49ans |
Hommes ouvriers | 35,7ans | 42,6ans |
L’espérance de vie a tendance à augmenter, les différences entre cadres et ouvriers est stable, voire augmente légèrement chez les hommes surtout.
2- Lorsqu’un travailleur rencontre un problème de santé au travail
Tout d’abord il y a lieu de distinguer si ce problème est en lien ou non avec le travail (exposition ou conditions de travail).
-Le problème de santé n’a pas de lien avec le travail, la personne relève de congés maladie de différents types, il peut rencontrer le médecin du travail à sa demande autant de fois qu’il le souhaite notamment pendant son arrêt de travail (visite de pré-reprise). Droit assez mal connu des travailleurs. Le rôle du médecin du travail sera de s’assurer que la pathologie n’est pas en lien avec le travail, auquel cas une reconnaissance de maladie professionnelle pourrait être enclenchée, d’envisager assez tôt si la reprise sera possible au poste occupé ou si un aménagement de poste ou un reclassement professionnel sera nécessaire.
– Le problème de santé est en lien avec le travail, la personne relève également de congés, elle peut rencontrer le médecin du travail dans les mêmes conditions, son rôle sera le même. En revanche une obligation d’aménagement de poste et/ou de reclassement professionnel existe pour l’employeur [7]
Au bout du processus, que le problème de santé soit en lien ou non avec le travail, lorsque les salariés ne peuvent reprendre leur poste de travail, les reclassements professionnels et/ou aménagements de poste sont rares et ce d’autant plus que les entreprises sont petites, que les travailleurs concernés sont des ouvriers d’usine ou employés de service (ménage, service à la personne…), que les salariés sont « âgés » (seniors) [8]
Prenons deux exemples :
Un ouvrier travaille dans une usine en travail posté, exposé aux gestes répétitifs, postures pénibles et bruit et devient inapte médicalement à son poste de travail. Il ne pourra être reclassé dans cette usine qui ne comporte que des postes de ce type ou des postes administratifs en nombre limité (Rappelons qu’on ne peut licencier un salarié pour en reclasser un autre sur son poste).
Un ouvrier du bâtiment dans une entreprise de couverture employant 6 personnes. Si le travailleur ne peut plus exercer son métier de couvreur, il ne pourra être reclassé sur un autre poste, l’entreprise n’ayant que des couvreurs ou un poste administratif éventuellement mais le problème est identique à celui exposé dans l’exemple précédent.
Ces salariés devenus médicalement inaptes sont donc souvent licenciés, perçoivent des indemnités de licenciement proportionnelles à leur ancienneté dans l’entreprise, majorées en cas de licenciement suite à une maladie professionnelle. Ils s’inscrivent au chômage ensuite.
Les motifs d’inaptitude et les caractéristiques des personnes qui sont concernées ont fait l’objet de différentes études en Région. Citons l’étude faite en Bretagne en 2007 (9) :« Près de 3 inaptitudes sur 10 touchent des personnes âgées d’au moins 55 ans. La moyenne d’âge des personnes déclarées inaptes au poste de travail est de 46 ans. Il n’y a pas de différences significatives entre les hommes et les femmes. 48% des inaptitudes concernent des femmes alors qu’elles représentent 44% de l’emploi salarié du privé ».
Abordons maintenant au-delà des facteurs de pénibilité, le sujet du Compte Personnel de Prévention de la Pénibilité C3P, devenu C2P depuis 2018 pour être tout à fait exacte, avant de montrer que les mesures contenues dans le projet de réforme ne peuvent qu’accentuer les inégalités de santé existantes ISS.
Comme nous l’avons indiqué, dix facteurs de pénibilité sont reconnus par le code du travail. Le 1er janvier 2015, entre en vigueur la loi n° 2014-40 du 20 janvier 2014, le compte personnel de prévention de la pénibilité C3P est créé. Son objectif est de faire en sorte que les salariés exposés à des acteurs de pénibilité accumulent des points et puissent partir en retraite plus tôt, pour simplifier un processus complexe. En effet comme nous l’avons exposé en parlant des déterminants de santé, ces facteurs de pénibilité pèsent à la fois sur l’espérance de vie globale EVN et sur l’espérance de vie sans incapacité EVI.
Or en 2017, 4 des facteurs de pénibilité les plus répandus (port de charges lourdes, vibrations mécaniques, postures pénibles et exposition aux agents chimiques dangereux) ; par ailleurs les plus pourvoyeurs de maladies professionnelles (10), ont été retirés du C3P par ordonnances. Donc depuis cette date, le C3P des salariés exposés à ces 4 facteurs de pénibilité n’a pu être alimenté ; élément qui aurait pu leur permettre de partir en retraite avant l’âge légal.
La plupart des salariés de 50ans et plus ignorent qu’ils peuvent demander une visite médicale à leur médecin du travail lorsqu’ils sont exposés à des facteurs de pénibilité, dont les quatre facteurs qui ont été sortis du compte pénibilité C3P. Lors de cette visite, le médecin du travail peut les conseiller pour faire reconnaître une maladie professionnelle MP ou une maladie à caractère professionnelle s’ils ont une incapacité permanente partielle IPP d’au moins 10%.
Le rôle des médecins du travail et des services de santé au travail est essentiel dans ce processus complexe de connaissance des facteurs de pénibilité pour un travailleur et de conseil par rapport au C3P. Les médecins du travail sont de moins en moins nombreux, comme d’autres spécialités, voient de moins en moins de travailleurs de façon systématique. Ils sont secondés bien sûr par les équipes par les infirmiers de santé au travail et les équipes pluridisciplinaires. Or la spécialité de médecine du travail permet de faire le lien entre poste de travail, exposition à des risques et conséquences en termes de santé.
Rappelons que chaque médecin du travail a l’obligation chaque année de faire un rapport d’activité, il collecte également des données de santé au travail. Les rapports des médecins sont transmis au médecin inspecteur de santé à la direction du travail qui en fait une synthèse. On dispose donc de données précieuses qui pourraient être d’avantage utilisées pour orienter les politiques de prévention au travail.
3-Le projet de réforme va accentuer les inégalités socio-économiques de santé ISS
Il va pénaliser en effet ceux qui ont commencé à travailler tôt, n’ont pas fait d’études du fait de l’âge légal de départ en retraite prévu pour tous à 64ans.
Les données de santé indiquées ci-dessus montrent bien que les ISS actuelles sont en rapport avec les CSP, les niveaux d’études, les conditions de travail, les expositions aux facteurs de risques. Deux ans de travail de plus vont mécaniquement les accentuer.
Concernant les femmes, leur carrière professionnelle est souvent plus hachée que celle des hommes. Leurs salaires sont inférieurs à ceux des hommes (20% en moyenne).
La situation des seniors (50ans est l’âge « administrativement » auquel on devient senior) est la suivante : 53% seulement de ceux qui liquident leur retraite actuellement ont un emploi. Certains sont au chômage, beaucoup touchent les minima sociaux en attendant l’âge légal auquel ils pourront partir.
La réforme entrée en vigueur le premier février 2023 concernant l’indemnisation des chômeurs restreint la durée d’indemnisation des seniors chômeurs en passant de 36 à 27 mois. Là encore, mécaniquement, plus de personnes vont être précarisées avant leur départ en retraite et pendant leur retraite car le calcul du montant de la retraite tient compte des salaires ou indemnités perçues.
Tous ces éléments que nous venons d’indiquer, pénibilité, conséquences des inaptitudes liées aux problèmes de santé, les Français les connaissent ; soit parce qu’ils ont vu des collègues quitter le travail autour d’eux pour ces motifs, soit parce qu’ils ont dans leur entourage familial ou amical des personnes concernées soit du fait qu’eux-mêmes, l’ayant éprouvé dans leur corps, savent que nous ne sommes pas tous « logés à la même enseigne » selon le travail que nous faisons. Même si personne ne conteste le fait que nous vivons plus vieux que la génération précédente globalement.
Donc ce projet de réforme est inaudible et ressenti comme injuste pour eux dès lors que les inégalités sociales et de santé préexistantes actuellement ne sont pas a minima pris en compte ; avant tout projet de recul de l’âge légal de départ.
Ce n’est pas une question de pédagogie ou d’incompréhension, c’est un rejet massif et motivé d’une réforme pénalisante pour beaucoup et particulièrement les plus modestes.
4- Quelques propositions pour conclure :
Parler de réforme des retraites sans avoir auparavant parler du travail, de son sens, de l’âge auquel on y entre, des conditions de travail, du travail des seniors est immanquablement voué à l’échec (cf plusieurs projets précédents).
Evoquer les conditions de travail, la pénibilité, permettrait d’étudier comment on prévient cette pénibilité tout au long de la carrière professionnelle de façon à maintenir les seniors au travail jusqu’à leur retraite.
Parler du sens du travail aurait un impact aussi sur le travail des seniors, ils ont un capital de compétences en termes de savoir-faire et savoir-être très précieux pour l’entreprise, un rôle de transmission de savoirs.
La situation d’entrée dans la vie professionnelle est également à examiner. Les jeunes à qui il est demandé constamment une expérience pour être embauché, qui leur donnera leur première « chance » ? Travailler auprès d’un senior, justement, ne serait-il pas intéressant ?
La question des personnes âgées arrive immédiatement lorsqu’on parle de retraite : une retraite pourquoi faire, dans quelles conditions ? Quel sort faisons-nous aux retraités ? Reconnaissons-nous leur utilité ? Leur fonction dans la vie sociale (rôle dans les associations, le soin aux enfants, petits-enfants, voire à la génération précédente comme aidants…)
C’est tout un projet de société qui vient au-devant de la scène dès qu’on parle de retraite. Essayons de prendre les choses dans l’ordre pour éviter un affrontement dont la démocratie pâtirait et dont notre pays n’a pas besoin, actuellement surtout.
Anne Riffaud[10]
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[1] T.Kue Young, population health : Concepts and methods, Oxford University Press, 2005 in Manuel de santé publique 2ème édition. Presses de l’EHESP. Ouvrage collectif
[2] HCSP Haut conseil de santé publique « La santé en France, rapport général, la documentation française 1994
[3] Th.Deroyon- Etudes et résultats, DREES, n° 1213, octobre 2021
[4] Le code du travail prend en compte 10 facteurs de pénibilité (C.trav., art.L.4161-1 et D4161-1)
En 2010, 40% des salariés français étaient exposés à au moins 1 facteur de pénibilité dont 12% à 1 facteur cancérogène.
[5] HCSP, les inégalités de santé, HCSP 2009
[6] INSEE, espérance de vie à 35 ans par CSP et diplômes – données annuelles 1976-1984 à 2009-2013
[7] Code du travail artL1226-2 à L1226-4
[8] Inaptitudes totales et définitives en Région Bretagne. GREF Bretagne. Octobre 2008
[9] Source Assurance maladie-Risques professionnels en 2019 : 50392 cas de MP reconnues- 88% de l’ensemble
[10] Anne Riffaud est une médecin spécialiste qualifiée en médecine du travail, en santé publique, titulaire du diplôme d’Université Santé Précarité
Médecin du travail de 2007 à 2017 dans un service inter-entreprises
Enseignante à l’ENSP puis l’EHESP entre 1998 et 2007
Responsable de formation à l’ENSP puis EHESP entre 2001 et 2007 au pôle des formations médicales
Médecin conseiller d’un Recteur d’Académie entre 1986 et 2001
Directrice d’un service inter-universitaire entre 1986 et 1997