Le cabinet du Ministre des Solidarités, de l’autonomie et des personnes handicapées, Jean-Christophe Combe, auquel notre livre sur le « Grand âge, débat de société et enjeux politiques » [1] avait été adressé, a demandé à Jean-Baptiste de Foucauld, co-fondateur du Pacte civique, de jouer le rôle de grand témoin lors du lancement, le 11 octobre dernier, du Conseil national de la refondation consacré au Bien vieillir. Vous trouverez son intervention ci-après :
Monsieur le Ministre, Monsieur le Haut-Commissaire, cher(e)s ami(e)s
Merci tout d’abord de m’offrir la possibilité de donner quelques éclairages à vos futurs travaux à partir de l’expérience qui est la mienne, au Ministère des Finances et au Commissariat Général au Plan, mais aussi à partir de mes diverses activités associatives, notamment à Solidarités nouvelles face au chômage et à Démocratie et Spiritualité, puis maintenant au Pacte civique.
1 Tout d’abord, nous sentons que pour faire face aux multiples défis qui sont devant nous, pour réussir la fameuse « transition », pour ne pas dire « bifurcation », nous avons besoin d’une profonde rénovation démocratique, et même d’un sursaut. Il y a à mon avis deux conditions à remplir pour cela :
– Les changements à opérer doivent porter simultanément sur les comportements individuels, sur le mode de fonctionnement des organisations et des institutions, et sur le mode d’élaboration, de mise en œuvre et d’évaluation des politiques publiques. Vos propositions mériteraient de toujours s’attacher « en même temps » à ces trois dimensions ;
– Il vous est demandé de travailler sur des propositions concrètes, compte-tenu de tous les débats et excellents rapports qu’il a eu déjà sur ces sujets. Mais, dans nos discussions, le concret est trop séparé des valeurs. Or ce sont les valeurs qui animent la vie réelle et qui donnent de la force aux actions. Il n’est pas bon qu’elles restent implicites, nous devons les cultiver avec soin. Qui niera que pour respecter la dignité de chacun, le bien vieillir suppose à la fois créativité, justice, fraternité, et maintenant sobriété, ces quatre valeurs que la Pacte civique s’efforce de généraliser ? Il y a là, je pense, de réelles sources d’inspiration pour l’action.
2 Ces deux conditions remplies, le choix me parait devoir être fait entre une démocratie de juxtaposition entre les individus ou de relation entre les personnes. Le bien vieillir dépendra de l’option clairement faite en faveur de la seconde branche de l’alternative. Pas seulement des individus armés de droits et d’exigences, éventuellement de quelques devoirs, mais des relations entre des personnes, relations qui reposent certes sur des droits, mais aussi sur l’estime et sur l’amitié, les trois facteurs de la reconnaissance selon Axel Honeth. Qui permettent aussi à chacun de trouver sa place dans le donner-recevoir-rendre qui fonde la vie sociale selon Marcel Mauss.
De manière générale d’ailleurs, nous n’utilisons pas assez les acquis des sciences sociales pour la construction de nos politiques publiques et pour la constitution de cette démocratie de relation.
De cette perspective, je voudrais tirer deux conséquences directement exploitables :
– pas de prestations sans relations : Nous avons tendance à les séparer, à nous intéresser plus à la première qu’à la seconde, tentation qui se comprend car la prestation est généralisable, mesurable et permet la mise à distance nécessaire. Mais, dans la plupart des cas, prestation sans relation ne vaut. Car la prestation, qui est là pour aider, soutenir, compenser, doit être bien comprise et appropriée pour être bien utilisée. Faute de quoi elle risque de transformer la personne en un pur objet de soin créant ainsi une sur-dépendance. Reste à trouver la bonne relation qui accompagne la prestation, que ce soit dans l’aide à domicile ou dans les institutions. Sachant que la relation prend du temps, qu’il faut à la fois trouver et organiser, être imaginatif : peut-être par exemple pourrait-on utiliser davantage les ressources bénévoles disponibles à cet effet ?
– pas de relation sans intériorité ni accompagnement : ce que j’ai appris de l’expérience d’accompagnement bénévole des demandeurs d’emploi, c’est que l’on aide par ce que l’on a de solide en soi, mais aussi que l’on comprend, emphatise, et donc aide aussi avec ce que l’on a de fragile en soi. Il ne fait donc pas fuir la fragilité, tant extérieure qu’intérieure, tentation faussement rassurante, il faut s’en servir pour construire : c’est la condition de la fraternité. Fraternité et solidarité ne s’opposent pas mais se complètent. Car la fraternité est à la fois la source de la solidarité et son prolongement nécessaire, particulièrement quand les mécanismes de la solidarité sont débordés par les divers phénomènes d’exclusions qui ont une importante composante individuelle. Il faut donc former à la fraternité, dont la relation est l’un des noms, les agents qui sont en contact avec le public, et cela d’autant plus que ce public est fragile. Etant admis que la relation d’aide est par nature difficile et souvent déséquilibrée, et qu’elle a besoin d’être elle-même aidée, accompagnée par des formes collectives de dialogue et de soutien. D’où l’importance des espaces éthiques et de concertation qui permettent de poser sereinement, avec la distance critique nécessaire, les problèmes difficiles, notamment les questions de maltraitance que l’on a tendance à mettre sous le tapis s’il n’existe pas un point d’appui extérieur pour en traiter. On retrouve, là aussi, la question du temps, ce temps bien investi qui en fait gagner.
3 Une démocratie de relation, c’est aussi une démocratie entre acteurs qui affermissent ou maintiennent leur pouvoir d’agir. Les bénéficiaires de l’âge et du grand âge doivent pouvoir rester acteurs le plus longtemps possible, même s’il s’agit d’un acteur de plus en plus particulier. Et donc de participer à la vie de la cité, de leur habitat, et de la vie sociale en établissement. D’où l’importance d’une vraie animation des Conseils de vie sociale qui doivent être vivants, non une procédure bureaucratique de plus. Mais il faut aller plus loin dans cette voie de citoyenneté et envisager systématiquement la participation concrète et en quelque sorte bénévole des personnes hébergées aux activités des établissements chaque fois que cela est possible : non pas pour soulager le personnel (ce peut être l’inverse), mais pour préserver l’autonomie de la personne. Il faut de toute façon, le principe de dignité l’exige, que l’on respecte et écoute la parole des personnes, fût-elle maladroite, embarrassante et coûteuse en temps. Il faut enfin qu’une partie de la formation des personnes aidantes –professionnelle ou bénévoles- soit confiée aux personnes aidées elles-mêmes, car elles ont beaucoup à dire sur ce qui les aide vraiment, ou au contraire leur parait néfaste, et disposent d’une expertise particulière qui doit être reconnue et dont on ne doit plus se passer. C’est une petite révolution….
4 Bien vieillir, c’est aussi pouvoir regarder le sens de sa vie, l’évaluer, et construire le sens de la vie qui reste à vivre et que l’on ne regarde plus de la même façon. C’est bien sûr une affaire privée. Mais la perte d’autonomie, si elle advient, renouvelle le sujet : comment, dans l’habitat inclusif, dans les établissements d’hébergement, facilite-t-on l’accès aux ressources de sens, à la méditation, au culte ? Faut-il prévoir des espaces dédiés dans ce qui est devenu pour beaucoup un lieu fermé ou quasi-fermé de fait, comme dans les autres lieux fermés ? Quant au personnel, confronté souvent à des dilemmes éthiques considérables –la récente épidémie l’a bien révélé- il a lui aussi besoin d’espaces de construction de sens comme il a été dit plus haut.
5 Bien vieillir en relation, c’est bien vieillir solidairement avec les autres et non pas à côté d’eux.
C’est d’abord vieillir avec des espérances de vie autonome après la retraite moins inégales qu’actuellement. A cet égard, la reconstitution d’une société du travail inclusive, avec des temps professionnels et personnels mieux maîtrisés et choisis, est une bonne manière de de prépare le bien vieillir. Bien que ce ne soit pas dans votre mandat, je le rappelle, car tout se tient.
Cela posé, bien vieillir, c’est vieillir de manière intergénérationnelle, nourrir l’intergénérationnel et s’en enrichir : le nourrir par la sagesse acquise et transmise, par la présence édifiante de la vulnérabilité et le rappel que toute vie a une fin ; s’en nourrir par l’apport vivifiant des jeunes générations. Or beaucoup trop de mûrs séparent les établissements d’enseignement, les universités, les hôpitaux et les maisons de retraite et les EHPAD. Tous les tiers lieux qui permettent la mise en contact, prélude à toute relation, doivent être développés.
En conclusion, je rappellerai qu’il faut des lieux pour les liens et que la dimension territoriale du bien vieillir est essentielle. Mais j’ai compris que votre méthode de travail intégrait à juste titre cette dimension.
[1] Actes du colloque décembre 2020-janvier 2021, Jacques André éditeur, 14 euros. Vous pouvez l’acheter en cliquant ici.